
Peintre autodidacte, intellectuel et abstrait, né en 1903, disciple des maîtres de la Renaissance, Mark Rothko revendiquait une quête philosophique. Reléguées au second plan par le pop art, ses toiles aux bandes colorées, reproduites à échelle industrielle, atteignent les 60 millions d'euros.
- Annie Cohen-Solal, professeure émérite, commissaire d'exposition.
- Stéphane Lambert, écrivain
- Marcelin Pleynet, romancier et essayiste français
- Isy Morgensztern, enseignant, auteur et réalisateur
Les "champs de couleur" des toiles de Mark Rothko ont été commercialisés à l'infini dans les magasins de lithographies et photographies prêtes à poser chez soi, et les librairies des musées. Ils ont figuré dans bon nombre de chambres d'étudiants, de halls d'hôtels, et de salons de bon ton, entre deux meubles design. C'est certainement l'inverse de ce qu'aurait voulu cet artiste travaillé par la condition humaine, tendue entre "tragique et espoir". Car s'il est bien une peinture qui, quoique méditative, est tout sauf décorative à l'origine, c'est bien celle de cet intellectuel dont l'ambition était de produire des tableaux aussi "poignants que la musique et la poésie".
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Rothko s'agaçait lorsqu’on évoquait le zen ou les pratiques mystiques orientalistes pour décrire son travail. Ses peintures, toutes colorées qu’elles soient, n’étaient en rien le fruit d’une recherche d’apaisement. "J'ai emprisonné la violence absolue dans chaque centimètre de leur surface (...) Je ne m'intéresse qu'à l'expression des émotions humaines fondamentales." Sa quête de sens s'accommodait mal du consumérisme américain, assumé au même moment par le pop art d'Andy Warhol. Quand, en 1958, un grand restaurant New-yorkais commande une fresque à Rothko, celui-ci accepte : "L'idée de la salle à manger m'a toujours attiré, car elle m'évoque immédiatement le réfectoire du couvent de Saint-Marc avec les fresques de Fra Angelico". Quelle n'est pas sa déconvenue quand, dînant dans ce restaurant à la mode, il s'aperçoit que la cantine pour employés à laquelle il s'attendait, est en fait une table de luxe. Le peintre se sent incapable d’honorer son contrat, même en le dévoyant : "J’interdis à quiconque mangera ce type de nourriture pour ce type de prix, de jamais regarder aucune de mes œuvres !" Rothko rend le chèque aux commanditaires et garde les tableaux.
"Quelle est l'image populaire d'un artiste ?"
Émigré de l'actuelle Lettonie aux USA à l'âge de 10 ans, fuyant la Russie antisémite, Mark Rothko rejoint son père pharmacien, lors d'un voyage traumatique. Élevé dans la tradition juive, il acquiert la nationalité américaine et simplifie son patronyme en 1940. L'année où se forge son style et où il écrit The Artist's Reality. "Quelle est l'image populaire d'un artiste ? Glanez un millier de descriptions et vous obtiendrez au total le portrait d'un crétin. Il est réputé puéril, irresponsable, ignare ou nigaud dans la vie quotidienne."
"Si Rothko devient artiste, ce n'est ni parce qu'il a été au musée quand il était petit comme beaucoup de gens, ni parce que c'est un bon dessinateur. C'est pour une raison qui le relie à son éducation, une raison sociale et politique, explique Annie Cohen-Solal, historienne de l'art et docteure en lettres. Il s'est rendu compte, après avoir été admis à Yale, que c'était une imposture. En 1921, on y intégrait ou les fils bien nés ou les sportifs, et pas des gens comme lui. Lui qui adorait par-dessus tout l'étude s'est rendu compte qu'il y avait un numerus clausus, qu'il était marginalisé, viré. Il a été blessé, il est parti au bout d'un an, alors qu'il avait tout pour réussir. Il est devenu un artiste pour trouver une identité sociale. À partir du statut d'artiste, on a quelque chose à dire sur le monde."
"La couleur n'est pas ce qui m'intéresse, c'est la lumière."
Figuratif jusque-là, Rothko reconnaît avoir "échoué à représenter la figure humaine sans la mutiler", et s'oriente vers l'expressionnisme abstrait. La découverte d'une toile de Matisse , "Atelier rouge" , acquise en 1949 par le MOMA, est un point de bascule vers l'abstraction. La peinture italienne des maîtres la Renaissance, celle de Léonard de Vinci, Giotto, Michel Ange, Pierro della Francesca ou de Fra Angelico, demeurera cependant toujours son zénith, au point qu'il adopte leur technique de la fresque. C'est pour cette raison que Rothko demande à ce que ses toiles soient exposées dans des salles dédiées, meublées de simples bancs, comme autant de "chapelles de la perception" où vivre une station immersive. "Si les gens veulent des expériences sacrées, ils les trouveront. S'ils veulent des expériences profanes, ils les trouveront." La profondeur métaphysique des toiles de Rothko, l’angoisse et la révolte nietzschéenne dont elles sont chargées ne trompent pas le spectateur. On ne passe pas devant un Rothko, on s'en imprègne, on le médite, on s'y abîme.
Lecteur de Platon et d'Eschyle, conscient de la tragédie humaine, Mark Rothko est un peintre questionné par la mort de Dieu annoncée par Nietzsche. "L'art tragique, l'art romantique etc. traitent de la connaissance de la mort." C'est pour cette humanité privée de divinités et de monstres qu'il peint, et qu'il fait acte de "Mitsva", selon la tradition juive, une bonne action pour réparer le monde. Un monde que "le peintre qui ne sourit jamais", selon la sculptrice Louise Bourgeois, quitte volontairement le 25 février 1970.
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Avec la participation de Didier Mencoboni, plasticien
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