Julie Manet, artiste de la mémoire impressionniste

Fille de Berthe Morisot et nièce d'Edouard Manet, Julie Manet fut l'un des modèles fétiches des peintres impressionnistes. Avec l'amour de l'art en héritage, l'artiste-peintre et collectionneuse contribua sa vie durant à édifier la mémoire du courant dans lequel elle a été bercé.
"Julie ou Rose ressemble à un gros ballon gonflé… Ma fille est Manet jusqu'au bout des ongles ; même si tôt, on peut voir qu'elle a tout de ses oncles, rien de moi", confiait Berthe Morisot dans une lettre adressée à sa sœur, peu après la naissance de sa fille. Ton Bibi est un amour ; tu trouveras la mienne laide en comparaison, avec sa tête comme un pavé… Pauvre Julie n'a que ses grosses joues pour elle et son joli teint." Pas très sympathique ! Cela n'a en tout cas pas empêché la peintre de faire de Julie Manet (1878 - 1966) une source d'inspiration, voire son modèle favori. En tout, Berthe Morisot a signé 70 portraits de Julie. Elle n'est d'ailleurs pas la seule artiste à avoir voulu immortaliser la jeune fille. Son oncle Edouard Manet, par exemple, l'a représentée sur un arrosoir, Pierre-Auguste Renoir avait quant à lui choisi de faire poser Julie Manet avec un chat tout sourire.
En tant qu'enfant unique de la pionnière du mouvement impressionniste Berthe Morisot et d'Eugène Manet, le frère du scandaleux peintre d'Olympia, il était en effet difficile pour Julie Manet d'échapper aux pinceaux des illustres amis de la famille, tels que Degas, Monet ou Pissarro… La jeune fille à la figure ronde et cernée de cheveux châtains fut pour les impressionnistes à la fois un sujet d'étude et une étudiante. Bénéficiant auprès d'eux d'une éducation culturelle privilégiée, Julie Manet devint une collectionneuse d'art influente, s'employant à faire reconnaître l'œuvre de sa mère et de ses pairs. C'est à cette artiste et gardienne du temple impressionniste que le musée Marmottan Monet consacre une exposition, visible jusqu'au 20 mars 2022.
Muse impressionniste presque malgré elle, peintre par goût

On connaît davantage Julie Manet à travers les portraits que firent d'elle sa mère ou Renoir que par ses propres toiles. Et pourtant, si on ne lui attribue pas le génie de sa mère, Julie Manet savait manier le pinceau. Bien sûr, son milieu familial, artistique et bourgeois, favorisa son devenir esthète. Mais la jeune fille était aussi dotée d'un étonnant don d'observation. "Il était passionnant de l'observer lorsqu'elle était devant un paysage, une belle toile ou un monument intéressant, souligne Jean Griot dans sa préface de la publication des journaux d'enfance de Julie Manet (Journal (1893 - 1899), Sa jeunesse parmi les peintres impressionnistes et les hommes de lettres, Klincksieck, 1979) :
"Ses yeux se plissaient un peu pour ne voir que l'essentiel puis s'ouvraient tout grands pour replacer l'essentiel dans l'ensemble, se plissaient de nouveau… L'esprit était tout entier à ce qu'il enregistrait. Puis la description, la transcription fusait d'une rapidité étourdissante si elle était confiée, dans le silence, à l'aquarelle ou à l'huile."
Peintre, Julie Manet le fut dès son enfance. "Elle qui délaisse en ses jeux, le violon pour une toile", écrit le poète Stéphane Mallarmé, devenu le tuteur de Julie Manet à la mort du père de celle-ci. Avec sa touche caractéristique, Berthe Morisot aimait rendre compte de l'attention créative de la petite Julie, comme dans cette scène saisie comme un instantané, de l'enfant jouant auprès de son père Eugène Manet dans le jardin de Bougival (image ci-dessus).
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Contrairement à Berthe Morisot qui reçut une formation artistique classique, Julie Manet est initiée à la peinture par sa seule mère, posant son chevalet à ses côtés pour imiter sa touche et reprendre ses motifs. Julie Manet bénéficie également des leçons particulières d'Auguste Renoir. Le maître guide son regard et l'éveille à l'art de la composition : "Ne pas placer la ligne d’horizon trop haute dans une toile, mais au milieu comme étant le point qui attire le regard…" Dans le journal intime dont elle commence la rédaction à l'âge de dix ans, Julie s'enthousiasme : "Je suis contente que M. Renoir m'ait dit de recommencer. Cela vous aide de recevoir ses conseils."
A cette époque, ceux qu'on appelle les "impressionnistes" sont déjà connus ; Impression, soleil levant de Claude Monet, œuvre manifeste du mouvement, a fait sensation en 1874, quelques années avant la naissance de Julie. L'enfant devient le modèle de ce groupe d'artistes amis, leur rendant visite avec ses parents sur les rives bucoliques de la Seine : chez Manet à Rueil, Renoir et Sisley à Louveciennes, Pissarro à Marly… En 1887, Renoir se lance dans l'élaboration d'un portrait de Julie Manet, l'un des plus célèbres. En découvrant le résultat final, Degas déclare :"À force de faire des figures rondes, Renoir fait des pots de fleurs" ! Son Enfant au chat, aux teintes pastels et légèrement irisées, charmera des générations d'esthètes.
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Sans oser le demander
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Cette heureuse enfance se ternit lorsque Julie Manet entre dans l'adolescence. Les décès successifs de l’oncle Edouard, de son père Eugène Manet et de Jules de Jouy, son parrain, font de Julie "la dernière des Manet". En 1895, Berthe Morisot s'éteint à son tour. Orpheline, Julie Manet ne connaîtra cependant pas la solitude. Elle emménage dans un immeuble construit par ses parents, au 40 de la rue de Villejust (actuelle rue Paul Valéry) du XVIe arrondissement, avec ses cousines Jeannie et Paule Gobillard qui, comme elle, ont perdu leurs parents. Le trio surnommé "l'escadron volant" entretient une relation fusionnelle, allant dans tout Paris, des cours de musique aux ateliers de copie au Louvre.
C’est à cette période que Julie pratique la peinture avec le plus d’assiduité, sous le regard bienveillant de Renoir. Le double portrait de ses cousines, Portraits de Jeannie au piano et de Paule l’écoutant, exposé à Marmottan Monet, est "l’une de ses toiles les plus ambitieuses et les plus accomplies", estime Marianne Mathieu, directrice scientifique du musée. Plusieurs œuvres de Julie Manet seront exposées, notamment au Salon des Indépendants en 1896 et 1898.
Au tournant du siècle, Julie Manet épouse Ernest Rouart que lui a présenté Degas, et sa cousine Jeannie, Paul Valéry, rencontré par l'intermédiaire de Mallarmé. Mariée, Julie, tout en continuant de peindre, n'a plus l'ambition d'exposer ses toiles. Celles-ci, toujours discrètes par leurs sujets intimes, sont d'ailleurs souvent non signées. Unis par les liens du mariage et de l'art, elle et son mari se lancent dans une autre aventure artistique : celle de la collection et promotion des œuvres impressionnistes.
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Collectionneuse, gardienne du temple impressionniste

Julie Manet entame alors une brillante carrière de collectionneuse, réunissant avec son mari, le peintre Ernest Rouart, des toiles des plus grands maîtres de l’histoire de l’art du XVIIe à ses contemporains, de Nicolas Poussin à Paul Gauguin en passant par Eugène Delacroix et Camille Corot. Surtout, la protégée des impressionnistes va rester fidèle au mouvement qui a éveillé en elle l'amour de la peinture. Pour en fixer la mémoire, Julie Manet rassemble les œuvres "dans le goût" de celles de sa mère et de son oncle, rachète certains tableaux vendus par sa famille, organise des expositions, et offre plusieurs chefs-d'œuvre à des institutions afin qu'ils soient mis en valeur. C'est notamment ce précieux fonds impressionniste constitué par les époux Rouart que met en lumière le musée Marmottan Monet.
Leur collection comprend aussi bien des copies réalisées au Louvre par le jeune Degas que les plus belles œuvres de Berthe Morisot et de son oncle, Édouard Manet, dont Julie partageait l'exercice des droits moraux avec sa tante, Suzanne Leenoff. C'est à la lecture des échanges entre les deux femmes que l'on décèle l'attitude experte de Julie Manet, collectionneuse. Celle-ci s'insurge notamment lorsqu'elle apprend que sa tante fait authentifier des œuvres de Manet retouchées par d'autres peintres pour en tirer profits, comme elle l'affirme des Baigneuses en Seine (1874-1876).
Dans cette archive de l'émission de radio "L'Art et la vie", diffusée le 9 mars 1950, on peut entendre Julie Manet, ou plutôt "Madame Ernest Rouart", évoquer l'atmosphère de l'atelier de son oncle pour lequel posait Berthe Morisot, et confier son admiration pour le peintre :
Julie Manet, en 1950 : "Ayant une grande admiration dès mon enfance pour sa peinture qui me paraissait être la peinture même, je fus élevée dans la vénération de mon oncle Édouard."
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Méticuleuse et prévoyante, Julie Manet parvient à convaincre les musées français, du Louvre parisien aux institutions des beaux-arts lyonnais ou toulousains, d'accepter le don de toiles de Berthe Morisot. Ce faisant, elle veillait à ce que l'apport de sa mère, essentiel au développement du mouvement impressionniste, ne soit jamais oublié. Peu de temps avant sa mort, Julie Manet fait d'ailleurs publier le premier catalogue raisonné dédié à la peinture de Berthe Morisot. Sa vie durant, Julie Manet s'est ainsi fait l'ange gardien des impressionnistes, acquérant, quelques années avant sa mort, un grand Nymphéa de Monet, que la postérité élira comme l'une des œuvres les plus populaires du courant.
Aussi, si elle n'en était pas l'une des principales créatrices, Julie Manet a eu un rôle déterminant dans la visibilité des impressionnistes et leur inscription dans l'histoire de l'art. En particulier celle de sa mère, longtemps négligée - reconnaissant son talent, Edouard Manet avait même écrit, dans une lettre adressée à Fantin-Latour, regretter que Berthe Morisot ne soit pas un homme pour contribuer au retentissement du nouveau mouvement. Grâce au dévouement de sa fille, son œuvre n'est heureusement pas totalement restée dans l'ombre de celle du peintre du Déjeuner sur l'herbe. Sans nul doute Julie Manet, qui vécut jusqu'en 1966, aurait-elle été émue par le succès de l'exposition que consacrait en 2019 le musée d'Orsay à sa mère...
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