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Facebook, marché noir pour la vente d'"antiquités de sang"

La cité de Palmyre, en Syrie, détruite par l'Etat islamique en 2017, a été largement pillée.
La cité de Palmyre, en Syrie, détruite par l'Etat islamique en 2017, a été largement pillée.
© AFP - Louai Beshara

Sur Facebook, des groupes privés sont utilisés pour vendre illégalement des objets archéologiques issus de pays en guerre. Mais en supprimant ces groupes, le réseau social empêche paradoxalement les archéologues d'identifier ces antiquités.

Des photos surexposées ou des vidéos amateurs mettent en scène des statues gréco-romaines, des mosaïques millénaires, des Torah antiques ou un ancien manuscrit du Coran... Ces trésors archéologiques, exposés en ligne, se retrouvent vendus non pas par le biais d'enchères légales destinées aux musées, mais par celui de groupes Facebook où des pilleurs les cèdent au plus offrant. Le réseau social est en effet devenu, depuis quelques années, une plateforme où les trafiquants de biens culturels vendent des objets volés ou déterrés.

Des captures d'écran réalisés par le projet Athar, qui montrent différents objets archéologiques proposés à la vente illégale dans des groupes Facebook.
Des captures d'écran réalisés par le projet Athar, qui montrent différents objets archéologiques proposés à la vente illégale dans des groupes Facebook.
- Athar Project

Depuis 2014, les chercheurs du projet ATHAR [Antiquities Trafficking and Heritage Anthropology Research, Recherche sur le trafic d'antiquités et l'anthropologie du patrimoine] enquêtent sur ce commerce illégal en ligne. Dans un rapport paru en 2019, ces derniers affirmaient surveiller près de 95 groupes Facebook vendant des pièces archéologiques, gérés par 488 administrateurs et qui s'adressaient à un public de près de 2 millions de personnes. Un an plus tard, en septembre 2020, l'ATHAR dénombrait 120 groupes dont les membres n'hésitent pas à se donner des conseils sur les endroits où trouver des antiquités et comment procéder pour les déterrer.

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"Leur influence s'étend jusqu'aux Etats-Unis où un antiquaire américain est ami Facebook d'au moins un des administrateurs qui dirige plusieurs groupes ou pages Facebook dédiées à ces trafics, précisent Amr Al-Azm et Katie A. Paul, co-auteurs de ce rapport. Nos recherches ont révélé un vaste réseau criminel impliqué dans le trafic, le financement du terrorisme et le crime organisé". Selon eux, 80 % des publications proposant des artefacts archéologiques proviennent ainsi de pays frontaliers avec des zones de guerre, essentiellement l'Irak, la Syrie, la Libye et le Yémen.

Des antiquités de sang vendues sur Facebook

Ces antiquités pillées en temps de guerre sont appelées "antiquités de sang", comme le rappelait Vincent Charpentier dans une émission Carbone 14 consacrée à cette thématique. "20 % des ressources de Daech proviendraient de la commercialisation d'antiquités", précisait-il.

"On ne peut plus ignorer le lien entre le financement du terrorisme et le trafic des biens culturels" assure Vincent Michel, professeur d’archéologie de l’Orient classique à l'université de Poitiers : "Pendant très longtemps, le marché de l'art disait : " Mais non, vous affabulez, c'est pour faire le buzz !" Pas du tout ! La prise de conscience a eu lieu avec la découverte, à l'occasion d'un raid des Américains, de la cache d'Abou Sayyaf. Là, on a découvert des archives révélant une organisation minutieuse, la délivrance d'un permis de fouille, etc. Ce sont des centaines de milliers d'objets qui sont privés de leur sol. La difficulté vient du fait qu'il y a des objets qui restent sur place, qui attendent des jours meilleurs pour être écoulés sur Internet ou par la poste, ou par FedEx. Et puis, il y a des objets qui, dès maintenant, sont écoulés."

à réécouter

"Antiquités du sang", quand pillage et pandémie font bon ménage  !

Carbone 14, le magazine de l'archéologie

29 min

Parmi les multiples façons d'écouler des antiquités, Facebook est devenu, depuis 2011, l'une des mannes principales pour les organisations terroristes et les trafiquants de biens culturels. En janvier 2020, le Conseil de Sécurité de l'ONU a publié un rapport sur le financement du terrorisme dénonçant le réseau social comme "un outil pour le trafic illicite de biens culturels" profitant à Daech, et indiquait les difficultés des autorités à "lutter contre la radicalisation, le recrutement et la collecte de fonds en ligne via les plateformes de médias sociaux, en particulier Facebook".

Facebook protège - malgré lui - les trafiquants

Le modus operandi des trafiquants consiste bien souvent à trouver un acheteur avant même de déplacer une pièce archéologique. Une aubaine pour les enquêteurs qui tentent d'empêcher ces trafics : les photos et vidéos diffusées dans des groupes Facebook peuvent leur permettre d'identifier ces antiquités et sont, bien souvent, la seule preuve de leur existence.

Mis en cause, Facebook s'est de son côté décidé à agir. Si le réseau social interdisait déjà, évidemment, la vente de biens volés, il a purement et simplement banni en juin dernier la vente d'antiquités, dans l'espoir de tuer le problème dans l'œuf. Mais cette politique n'est pas sans conséquence : lorsque des algorithmes ou des modérateurs identifient les groupes Facebook concernés - une tâche déjà difficile - ils tendent à les supprimer sans coup férir. Cette politique de la terre brûlée pose un sérieux problème aux chercheurs : "Il s'agit de preuves essentielles de crimes de guerre et [nécessaires] aux efforts de rapatriement, explique Katie Paul, la co-directrice du projet ATHAR, au média en ligne The Verge. Facebook a créé un problème, et au lieu de chercher comment contribuer à le transformer, ils l'aggravent."

"C'est exaspérant et problématique, renchérit Samuel Hardy, chercheur à l'Institut norvégien de Rome, spécialisé dans le patrimoine culturel et les conflits. Lorsque Facebook retire les preuves que des gens publient eux-mêmes, nous perdons non seulement la capacité de suivre le bien culturel et de le rendre à sa communauté d'origine, mais aussi tout espoir d'identifier et d'arrêter les criminels qui en tirent de l'argent."

Un résultat d'autant plus agaçant que, comme le confiait Katie Paul à l'Unesco, Facebook recommande paradoxalement ces groupes : "Chaque fois qu’ATHAR rejoint un de ces groupes pour l’inspecter, l’algorithme de Facebook en recommande trois autres".

Facebook n'est pas le seul site en ligne utilisé pour vendre des antiquités. D'autres sites tels eBay, Invaluable, Catawiki ou GoAntiques sont également mis à profit pour trouver des acheteurs potentiels. Tous ont pourtant des règles qui interdisent la vente d'objets volés, mais les transactions sont bien souvent si rapides qu'elles sont difficiles à détecter. Et Facebook, avec ses 2 milliards d'utilisateurs, reste la figure de proue de ce trafic.

Dans un document de l'Unesco paru en mars 2018, Le Commerce légal et illégal de biens culturels vers et à travers l'Europe, Marc-André Renold, professeur de droit commercial, explique le cheminement d'une œuvre pillée : "Les pilleurs s’emparent des objets, qui sont souvent débités en morceaux de plus petite taille pour optimiser le transport, la vente et les profits. Les pièces sont ensuite exportées dans des pays où se déroulent les opérations de blanchiment. C’est là que sont préparés les faux documents nécessaires ou que les objets sont stockés en secret en attendant un moment propice à leur vente. Enfin, ils sont expédiés vers l’Europe ou ailleurs, à des marchands ou d’autres intermédiaires qui les mettent sur le marché mondial de l’art à destination des collectionneurs, des commissaires-priseurs ou des musées."

Une accélération du trafic due au Covid

Les groupuscules terroristes ne sont désormais plus les seuls à vendre ce type de biens culturels pillés. Déjà en 2019, les auteurs du rapport précisaient que "de nombreuses personnes qui opèrent sur ces plateformes [...] sont considérées comme des populations vulnérables. En raison de conflits en cours, les sujets de cette étude ont été déplacés, ont perdu leurs moyens de subsistance, et cherchent de façon désespérée des sources alternatives de revenus ou de logement. Ces populations vulnérables sont des pillards de circonstance, qui trafiquent par nécessité plus que par intention criminelle".

Dans un marché de l'art en pleine expansion, la crise du Covid et ses conséquences économiques ont amplifié le phénomène, comme le raconte Michel Vincent : "Les pillages ne sont pas nés avec le Covid, mais il en est un facteur aggravant. On est dans une situation délicate où de nombreux sites, moins surveillés, deviennent quasi libres d'accès. Si les gens circulent moins, les forces de l'ordre aussi. Le Covid a aussi aggravé la situation économique, donc le besoin d'argent. C'est vrai que, pendant longtemps, les gens n'avaient pas forcément conscience de la valeur patrimoniale, justement, des monuments et des sites qu'ils côtoyaient à proximité. Maintenant, ils ont conscience de leur valeur financière. Dès lors, le patrimoine va être ciblé par des petits trafiquants comme la grande criminalité. Ce n'est plus simplement un domaine réservé à une élite ou à des bandes organisées."

Dans un tweet en date du 25 novembre, le projet ATHAR publiait ainsi une photo d'un échange entre des membres d'un groupe révélant des trafiquants proposant à la vente des mosaïques... à même le sol. Un utilisateur suggérait alors qu'il convenait de ne pas prélever la mosaïque, qui représentait l'histoire de son pays.

Et un autre de lui répondre, prosaïque, avec des émojis "mort de rire" : "Mourir de faim pour l'histoire de notre pays !"

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